Directeur : Denis Segrestin
Soutenance : 2011
Laboratoire CSO
Résumé
Depuis les années 1990, de nombreux travaux ont été consacrés à la question de la performance des nouvelles formes « d’organisation en réseau » dans l’industrie ; cependant, peu d’études examinent les mécanismes d’émergence et de reproduction des réseaux inter-organisationnels (Powell et Smith-Doerr 2005, Provan et Sydow 2008). Cette thèse s’est saisie de ce constat. Elle porte sur les différentes dynamiques de coopération entre organisations industrielles : coopérations entre concurrents, coopérations entre acteurs au sein d’une chaîne de valeur, coopérations intersectorielles.
A cette fin, notre travail s’appuie sur l’étude des dynamiques de coopération entre des grandes entreprises, des PME et des laboratoires publics participant au pôle de compétitivité « Systematic », basé sur le plateau de Saclay et centré sur les technologies liées aux « systèmes complexes ». A l’instar des autres pôles de compétitivité lancés en 2005 à l’initiative du gouvernement français, le pôle du plateau de Saclay a vocation à soutenir l’organisation et le financement de projets collaboratifs innovants de Recherche et Développement (R&D). Les caractéristiques du plateau de Saclay en font un objet d’étude particulièrement pertinent pour l’analyse des réseaux inter-organisationnels. Outre son potentiel scientifique et technologique, qui le place parmi les principales zones géographiques européennes en matière d’activités de R&D, il présente l’intérêt de concentrer une grande diversité d’acteurs industriels, ce qui permet d’examiner une large gamme de configurations de coopération : entre firmes concurrentes, entre des firmes de secteurs d’activité différents, ainsi qu’entre donneurs et fournisseurs.
Nous proposons une approche qui permet de saisir à la fois le poids de la gouvernance du territoire et les stratégies d’entreprise. Empiriquement, nous examinons quatre projets de R&D, la coopération au niveau de la structure du pôle, ainsi que les critères d’évaluation de la politique des pôles de compétitivité. Les coopérations que nous avons examinées se déploient dans un cadre qui fait intervenir à la fois l’Etat central, les collectivités locales, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, ainsi qu’une association – le pôle – ce qui permet de saisir l’influence de la « gouvernance » du territoire (Crouch et al. 2001) sur les dynamiques de coopération. Mais notre étude ne se limite pas à l’examen de ces facteurs : nous avons suivi l’approche d’A.L. Saxenian (1994), qui consiste à examiner les stratégies des entreprises pour comprendre le processus d’émergence de la coopération, et nous avons étendu cette approche de manière à comprendre les dynamiques de reproduction ou d’interruption des partenariats. Cependant, à la différence d’A.L. Saxenian, qui met en avant les cultures locales pour expliquer les stratégies des entreprises, notre travail part d’une approche qui suppose que les stratégies des entreprises s’observent à travers leurs pratiques (Whittington 1996). Les stratégies observées peuvent être considérées comme étant à la fois le résultat des négociations entre les employés de l’entreprise (March 1962, Crozier et Friedberg 1977, Dutton et Ashford 1993) et le reflet d’enjeux sociétaux qui traversent l’entreprise (Segrestin 1992).
L’argument central de la thèse est que les réseaux inter-organisationnels résultent d’une négociation entre différents métiers au sein des grandes entreprises – organisations capables d’imposer des sujets de recherche à leurs partenaires. Pour certains types de partenariat, la construction de l’intérêt des firmes résulte des négociations entre de multiples acteurs (ingénieurs, chercheurs, acheteurs, commerciaux, juristes, chefs de projets, dirigeants), ces négociations se prolongeant tout au long de la vie des projets partenariaux. Ces acteurs déploient deux types de stratégies : l’issue-selling (Dutton et Ashford 1993) qui est une activité de mise sur agenda de problématiques de recherche au sein des entreprises, et le marchandage (Crozier et Friedberg 1977) qui consiste à mobiliser des ressources pour influencer l’attitude des représentants de la firme à l’égard des partenariats, tantôt pour les interrompre, tantôt pour les poursuivre. Dans ce travail, les ressources du territoire (réseaux professionnels, médiateurs, pôle, établissements de recherche…), les caractéristiques des partenaires potentiels, les frontières sectorielles, ainsi que les opportunités et les contraintes introduites par la politique des pôles de compétitivité sont saisies par les porteurs d’intérêts de la firme, et se traduisent par des configurations d’échange sur les projets de R&D, qui s’agrègent dans une morphologie de la coopération locale.
L’argument de la thèse est développé dans huit chapitres de manière à rendre compte à la fois de la gouvernance du territoire et des dynamiques de partenariat propres aux entreprises. Dans cette perspective, les trois premiers chapitres développent le contexte de l’introduction de la politique des pôles de compétitivité, les mécanismes de l’émergence du pôle Systematic, ainsi que les critères d’évaluation des projets de R&D par les administrations impliquées dans la mise en place de la politique. L’enjeu est de comprendre comment différents acteurs du territoire participent à l’émergence de la coopération entre entreprises. Ces chapitres montrent que la politique des pôles de compétitivité induisait plus d’incertitude que de prescriptions en 2005 (Chapitre 1). Dans ce cadre, des grandes entreprises parviennent à mettre en place une structure de pôle qui leur permet de contrôler l’accès aux subventions de l’Etat et de conserver les spécificités du fonctionnement du marché de chacune (Chapitre 2). Dans l’évaluation des projets de R&D, l’administration centrale (notamment le ministère de l’industrie) affirme son contrôle sur le plateau de Saclay en marginalisant les collectivités locales, et en développant des critères d’évaluation contraignants à partir des informations que les grandes entreprises ont fournies pour instruire leur demande de subvention (Chapitre 3). C’est dans ce cadre que les coopérations entre entreprises se développent.
La thèse examine ensuite le processus de construction de partenariat entre acteurs d’un même secteur d’activité, entre des concurrents et entre des firmes de secteurs différents. Les partenariats au sein d’un même secteur d’activité émergent à partir des informations sur des opportunités de recherche fournies par les réseaux professionnels qui traversent les grandes entreprises. Elles se traduisent par des actions d’issue-selling, à l’initiative de divers acteurs tels que les Chercheurs, les Acheteurs, les Commerciaux… Des Concepteurs de projets relaient ces propositions au sein de l’entreprise et les transforment pour en faire des consortiums. Dans ce travail, ils ont recours à des médiateurs, à des échanges en face-à-face, et profitent de l’autorité de leur entreprise pour faire adhérer des fournisseurs et des laboratoires de recherche à leurs propositions (Chapitre 4). Les coopérations entre concurrents se construisent plutôt en réponse à des enjeux que les pouvoirs publics introduisent : l’accès à la subvention ou la normalisation de l’activité d’un secteur d’activité en sont des exemples (Chapitre 5). Les coopérations intersectorielles semblent bien plus difficiles à développer, d’autant que sur le pôle Systematic, les industriels appartiennent à des mondes de production différents. Un élément plaide cependant pour le croisement des métiers : l’ampleur des restructurations à l’œuvre au sein des entreprises (Chapitre 6).
L’évolution des relations partenariales explique la morphologie des coopérations. Pour bien comprendre la faveur relative dont bénéficient les partenariats au sein d’un même secteur (qui semblent se maintenir) au regard des obstacles qu’affrontent les partenariats intersectoriels (qui s’essoufflent), il convient d’observer les jeux d’acteurs à l’œuvre au sein des organisations qui participent à un consortium. A partir de l’observation des échanges techniques et juridiques autour de deux projets, le chapitre 7 porte à la fois sur le processus de transformation de l’architecture des échanges sur les projets et sur la réévaluation de la valeur partenariale, c’est-à-dire l’intérêt que les dirigeants d’une firme associe à un partenariat. Il montre que, pour comprendre la morphologie des coopérations de R&D, il faut notamment observer la façon dont les Chercheurs gèrent leur carrière et cherchent à acquérir des marges de manœuvre au travail dans les grandes entreprises affrontées aux restructurations. Ces acteurs cherchent à accroître leur maîtrise sur le cœur de métier de la firme et à marginaliser les projets qui visent l’entrée sur de nouveaux marchés, une caractéristique typique des partenariats intersectoriels. Les négociations entre acteurs contribuent ainsi à la réévaluation périodique des partenariats d’une entreprise, et explique la morphologie de la coopération (Chapitre 7).
Malgré cette distance entre les différents secteurs d’activité, le pôle de compétitivité se révèle être un lieu privilégié pour accroître la veille économique sur un tissu industriel en restructuration et pour peser sur les orientations des politiques publiques à un niveau national mais aussi européen (Chapitre 8).
La conclusion revient sur la question de la gouvernance du territoire et examine le rôle d’acteurs comme l’Etat, les collectivités locales, les juristes, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, ainsi que le pôle. Il apparait que ces acteurs agissent de manière plus efficace comme « des supports à la coopération » dans le cadre de partenariats mono-sectoriels. Ils ne parviennent pas à contrer les dynamiques de négociation au sein des entreprises dans le cadre des partenariats intersectoriels. Ces acteurs induisent des opportunités d’échange ou d’interruption des échanges que les acteurs de l’entreprise saisissent et transforment en propositions qui desservent leur métier ou leur carrière. Dans la négociation au sein des grandes entreprises, se reflètent des enjeux de restructuration, d’emploi et de travail qui dépassent le territoire et qui sont importants à prendre en compte pour comprendre les dynamiques de coopération.