La science en projets. Régimes de financement et reconfigurations du travail des chercheurs académiques. Le cas des sciences et technologies de l’information et de la communication en France (1982-2006)


Julien Barrier
Directeur : Christine Musselin
Soutenance : 2010

Laboratoire CSO

Résumé

1. Contexte de la recherche

Au cours des 30 dernières années, à l’instar de la plupart des pays industrialisés, les modalités et les justifications du soutien public à la recherche académique en France ont connu de profondes évolutions (Mustar et Larédo, 2002). Tandis que le « contrat social entre l’Etat, la science et la société » (Guston, 2000) de l’après-guerre reposait sur le postulat que le développement autonome des savoirs scientifiques constituait quasi-inévitablement une source de progrès social et économique, le « nouveau contrat » qui s’affirme progressivement à partir du début des années 1980 est marqué par l’ambition d’assurer une prise en compte plus étroite des « intérêts de la société » par la communauté scientifique (Gibbons, 1999).

Dans ce contexte, on a assisté à une reconfiguration des régimes de financement de la recherche publique et des objectifs qui lui sont assignés. Les laboratoires ont été incités à diversifier et à accroître leurs sources de financement externes, tandis que les politiques de la science se sont appuyées de plus en plus massivement et systématiquement sur des financements contractuels, alloués sur une base concurrentielle à des opérations de recherche limitées dans leur durée et leurs objectifs : des financements sur projets (Thèves et al., 2007). Ce mouvement de fond répond, pour une large part, à la volonté des pouvoirs publics de consolider leurs capacités d’orientation de la recherche sur des objectifs stratégiques. Les chercheurs ont ainsi été confrontés à des impératifs croissants d’accountability – c’est-à-dire de capacité à rendre compte – et de contribution au développement industriel et économique, qui remettent potentiellement en question les formes de régulation et de contrôle de la profession académique qui s’étaient institutionnalisées dans les années d’après-guerre.

2. Problématique et objet de la recherche

Inscrite dans une perspective diachronique, l’objet de cette thèse est de saisir ces changements de long terme « au ras du sol » , sous l’angle des reconfigurations du travail des chercheurs académiques , en prenant les évolutions des régimes de financement de la recherche comme un traceur empirique des transformations de leur situation de travail. Il s’agit de comprendre la façon dont l’évolution des régimes de financement, en venant modifier les conditions matérielles et institutionnelles dans lesquelles s’inscrivent les activités des chercheurs, reconfigurent le contenu et l’organisation de leur travail. Le questionnement théorique de la thèse se situe à l’intersection de deux champs, d’une part, la sociologie des sciences et de l’innovation et, d’autre part, la sociologie du travail et des organisations ; il s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les changements qui affectent le travail des « professionnels », au sens anglo-saxon du terme (Freidson, 2001), et les formes de contrôle de leurs activités (Paradeise, 2008 ; Champy, 2009).

Cette thèse s’appuie sur l’étude du cas des sciences et technologies de l’information et, plus précisément, de la recherche dans le champ de « l’électronique » – au croisement de l’optique/photonique, des télécommunications et des micro et nanotechnologies – en mobilisant un corpus de données et de méthodes variées (entretiens auprès de chercheurs, industriels ou acteurs administratifs ; archives personnelles et institutionnelles ; données bibliométriques et analyse de réseaux).

3. Principaux résultats

L’argument central de la thèse est que, sous l’effet de la réorientation des politiques de la science et de l’évolution des régimes de financement, les chercheurs ont été confrontés à de nouvelles contraintes et à la montée en puissance de logiques hétéronomes dans la conduite et l’orientation de leurs activités. Elle monte que, si elles ne sont pas synonymes d’une remise en question radicale de leur autonomie, les contraintes et les opportunités portées par l’évolution des régimes de financement viennent redéfinir les conditions de possibilité et les formes d’exercice de cette autonomie, et reconfigurent significativement l’organisation et le contenu du travail des chercheurs. La thèse s’organise en cinq chapitres.

Présentant l’économie de la recherche en électronique et ses principales évolutions au cours des 30 dernières années, le chapitre 1 propose de caractériser les dynamiques de production de connaissances dans ce domaine. Si, en tant que « science de l’artificiel » (Simon, 1996), la recherche en électronique est étroitement couplée à des problématiques technologiques et industrielles, les chercheurs se montrent extrêmement soucieux de défendre leur autonomie dans le choix et la définition de leurs sujets de recherche, tandis que la concurrence par et pour les publications est devenu un enjeu de plus en plus prégnant. Par ailleurs, à la fois sous l’effet de l’évolution de « l’offre » de financement et des transformations des pratiques de recherche – de plus en plus technologiques – les financements sur projets, qui constituent déjà une part significative du budget des laboratoires à la fin des années 1970, sont progressivement devenus le mode majoritaire de soutien des laboratoires.

Le chapitre 2 montre que, au cours des 30 dernières années, la recherche en électronique s’est progressivement inscrite de façon beaucoup plus étroite et effective dans un « contexte d’application » (Gibbons et al., 1994). Les chercheurs ont été de plus en plus amenés à placer des problématiques industrielles au cœur de leur démarche. Il met en évidence deux processus dont la combinaison permet de rendre compte de cette évolution. Elle s’explique d’abord par les changements qui interviennent dans les stratégies des firmes du secteur et l’organisation de leurs activités de R&D, qui se traduit par des coopérations plus fréquentes – mais aussi plus contraignantes – avec les universitaires. Elle s’explique, d’autre part, par les changements dans les dispositifs publics de financement, qui s’appuie sur la mise en œuvre de nouvelles formes de « gouvernement à distance » (Rose et Miller, 1992) des activités de recherche.

Le chapitre 3 montre que, si l’essor des financements sur projet est souvent présenté comme la cause d’un accroissement du temps consacré par les chercheurs à des « tâches administratives », on ne peut réduire ces activités à un travail administratif. En effet, et de façon plus fondamentale, l’intensification et la reconfiguration des modalités de la concurrence pour les financements contribuent à accroître l’importance du « travail d’articulation » – c’est-à-dire de coordination et d’ajustement entre différents espaces socio-organisationnels (Fujimura, 1987 ; Strauss, 1992) mis en œuvre par les chercheurs pour identifier, construire et stabiliser à la fois l’accès à des opportunités de financement et à des opportunités de coopération avec l’industrie. Cette évolution correspond moins à l’émergence de nouvelles activités qu’à la systématisation et à l’expansion d’un ensemble de tâches qui pouvaient être considérées comme périphériques, et sont désormais partie intégrante du travail ordinaire des chercheurs.

Le chapitre 4 est consacré aux tensions qui se font jour autour de l’autonomie des chercheurs – à la fois du point de vue des normes de la « science ouverte » (Dasgupta et David, 1994) et du point de vue de la capacité des chercheurs à définir l’orientation et le contenu de leurs travaux – et à la façon dont les chercheurs répondent à ces contraintes. Il montre que, en dépit des injonctions croissantes à la valorisation de la recherche et de l’intensification des collaborations avec l’industrie, on n’assiste pas à une redéfinition radicale de l’ethos des chercheurs en électronique. En revanche, les contraintes qui pèsent sur le format et l’orientation cognitive des activités de recherche – et qui se traduisent par des tensions accrues entre « logiques d’exploration » et « logiques d’exploitation » (March, 1991) dans la production de connaissances – amènent les chercheurs à déployer de nouvelles façons de gérer leurs activités, qui peuvent se décrire sous l’angle de la construction de portefeuilles de ressources et de lignes de recherche. Ces changements participent d’un processus de rationalisation discrète du travail de recherche.

Le chapitre 5–
– propose de mettre en évidence la façon dont l’évolution des régimes de financement contribue à reconfigurer les formes d’organisation et de division du travail au sein des laboratoires. Au cours des 30 dernières années, l’essor des financements sur projets, loin de se traduire par un affaiblissement de la dimension collégiale des relations entre chercheurs, tend plutôt à remettre en cause l’exercice des formes d’autorité mandarinales qui caractérisaient le fonctionnement des groupes de recherche à la fin des années 1970. Dans le même temps, on a assisté à la structuration d’une division verticale du travail plus affirmée entre chercheurs titulaires et chercheurs non permanents : davantage inscrit dans une logique de projet, le travail des doctorants est de plus en plus couplé à la gestion des portefeuilles de projets des équipes.

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