[Interview] François Dedieu co-auteur de « COVID-19 : une crise organisationnelle »

A l’occasion de la sortie de « COVID-19, une crise organisationnelle », l’IFRIS a le plaisir d’interviewer François Dedieu, co-auteur de l’ouvrage et membre de l’IFRIS.

Interview de François Dedieu  (Chercheur à l’INRAE, membre de l’UMR LISIS et de l’IFRIS) à l’occasion de la publication de l’ouvrage « Coronavirus : une crise organisationnelle, par Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, publié en Octobre 2020 aux Presses de Sciences Po.

Marc Barbier (MB) : François, tu portes un agenda de recherche en sociologie des organisations et de l’action publique :ayant déjà travaillé sur la tempête de 1999 avec ta thèse, puis sur les pesticides depuis plusieurs années. Pourrais-tu nous dire comme cet ouvrage s’inscrit dans ton agenda de recherche au croisement de gestion de crise et processus de création d’ignorance ou d’invisibilité?

François Dedieu (FD) : Mes travaux portent sur l’action publique en matière environnementale. J’ai d’abord travaillé sur la gestion des catastrophes naturelles, puis sur la politique des pesticides en cherchant à comprendre pourquoi on ignore un certain nombre d’alertes et de dangers pourtant bien connus. Le livre : « coronavirus : une crise organisationnelle » co-écrit avec mes collègues du CSO, Olivier Borraz, Henri Bergeron et Patrick Castel s’inscrit plutôt dans la continuité de mes travaux sur les situations extrêmes, puisque l’on retrouve dans la gestion de cette pandémie, un certain nombre de traits récurrents rencontrés dans des situations de crise, comme la sous-estimation d’alertes, les défauts de coordination entre les parties-prenantes, ou encore les capacités des acteurs à improviser pour faire face à cette situation inconnue.

MB : Cet ouvrage tombe en plein contexte de la 2eme vague d’épidémie ; peux-tu nous parler de la production de cet ouvrage et de ce qu’il visait à dire et à proposer ? Ce n’est pas très habituel de voir une telle perspective de recherche exposée en plein situation de crise, qu’est-ce que cet  ouvrage peut apporter de plus parmi de nombreux autres ? 

FD : Pendant le confinement nous échangions beaucoup avec mes collègues et amis du CSO, Henri Bergeron, Olivier Borraz, et Patrick Castel sur la gestion de la crise. Henri et Patrick connaissent très bien l’organisation de la santé, tandis qu’Olivier et moi-même avons travaillé sur les risques et les catastrophes. Nous avons cherché à mettre en commun ces deux perspectives afin de mieux comprendre ce que l’on observait dans cette crise. Nous avons ainsi publié deux articles dans la revue AOC, qui ont conduit assez rapidement à l’écriture de l’ouvrage.

Cette crise, surement plus que tout autre, est un enchevêtrement de facteurs complexes, ce qui la rend particulièrement difficile à appréhender et appelle à beaucoup d’humilité. Les sciences sociales au sens large, peuvent aider à comprendre ce qui se passe actuellement. Notre contribution est celle de la sociologie des organisations et de l’action publique. Elle cherche à saisir les contraintes qui pèsent sur les décideurs afin de mieux comprendre les différents arbitrages, comme celui entre l’économie et la santé par exemple. Cette approche s’intéresse aussi à la coordination entre les acteurs aux niveau national (conseil scientifique et le gouvernement), des territoires (hôpital et la médecine de ville ; Préfets et les agences régionales de santé…). Ce type d’analyse permet ainsi d’interroger la relation entre science et politique : quels sont les savoirs scientifiques mobilisés et ceux qui ont tendance à être relégués à la marge ? Comment sont-ils mobilisés dans le contexte actuel particulièrement sujet à controverse comme on l’a vu avec la Chloroquine. La décision politique repose-t-elle principalement sur la modélisation épidémiologique ? Et laquelle ? Quels sont les indicateurs utilisés face à un virus qui présente autant d’inconnus ? On observe par exemple en ce moment, que contrairement à la première vague, le R0 semble être moins important, contrairement au taux de positivité et surtout du taux d’occupation des lits de réanimation pour justifier les décisions.

L’ouvrage est un exercice inhabituel. Il consiste à livrer une analyse « à chaud » de l’évènement. Nous partons de surprises sur l’observation des faits pour formuler des hypothèses à partir des premiers éléments empiriques dont on dispose et de la littérature sur les crises, les catastrophes et de l’organisation de la santé. Par exemple, une surprise, qui est au cœur du livre, consiste à relever le décalage qui existe entre la précipitation avec laquelle a été prise la décision de confinement et les plans et mesures préparatoires comme le plan Pandémie conçu il y a 15 ans et qui prévoyait toutes les problématiques auxquelles nous faisons face: fermeture des écoles, arrête massif des transports etc. On s’interroge aussi sur la confiance excessive du gouvernement face aux premières alertes entre Janvier et Mars 2020. Les premiers éléments empiriques recueillis conjugués aux acquis de la littérature, nous permettent de faire l’hypothèse que ces premières décisions (et parfois non décisions) s’appuient sur un sentiment indu de préparation qui lui-même provient d’une lente dérive des moyens affectés au risque pandémie après les mauvaises leçons tirées de crises précédentes comme H1N1 de 2009. De même, nous montrons comment les hôpitaux ont pu faire face à la crise, en adaptant leurs organisations et en modifiant les modes de collaboration plus inhabituels (basculement du pouvoir des directeurs vers les médecins). Cette analyse « à chaud » permet, nous l’espérons, de contribuer à éclairer ce qui se passe. Mais elle a une contrepartie que nous assumons. Même si nous cherchons continuellement à collecter des données, nous ne possédons pas le recul nécessaire pour collecter l’ensemble des données dont nous aurions besoin pour tester toutes nos hypothèses.

MB : L’ouvrage développe une analyse d’une forme de faillite  organisationnelle. Y a-t-il des situations « de gestion crise »  qui appellent une forme d’organisation particulière qui serait à ce point difficile, voire impossible à mettre en place à partir de ce qu’est, en France, l’Etat et ses administrations? Comment votre ouvrage s’inscrit dans la réflexion sur ce qu’on appelle  « l’après crise » alors que l’on en est pas encore sortie véritablement ? 

L’ouvrage s’interroge moins sur les failles organisationnelles que sur la nature du dispositif organisationnel mis en place pour gérer la crise. On constate par exemple, l’oubli de certaines agences et spécialistes de crise comme la Cellule Interministérielle de Gestion de Crise (CIC), mobilisée assez tardivement, et qui aurait pourtant contribué à avoir une vision plus large des problématiques soulevées par la crise (transport, sécurité, inégalités..) que celles strictement médicales. Nous faisons l’hypothèse qu’il existe une forme de défiance de l’exécutif vis-à-vis des organismes traditionnels de gestion de crise qui ont failli lors de la gestion du Cyclone Irma en 2017. Ces organismes sont mobilisés tardivement, sous la pression des critiques, et sans vraiment préciser leur rôle. On observe alors un phénomène classique des situations de crise : des chevauchements de compétences, des conflits de territoires entre les gestionnaires de crise. On constate aussi qu’il existe très peu de réflexions de l’administration centrale sur la mise en œuvre concrète des mesures comme l’attestent les cafouillages autour des stratégies de dépistages qui mettent à mal la stratégie identifier-tracer-isoler.

Que faut-il faire ? Sur la gestion de l’urgence, il faut être modeste. Beaucoup de travaux s’accordent à dire qu’il n’existe pas de « bonne organisation de la crise » mais qu’il faut sans cesse concilier anticipation et adaptation, ce qui implique d’accepter une part de ratés et d’erreurs. Ce qui apparaît en revanche très important, c’est d’apprendre rapidement des actions entreprises, et de tirer les leçons de ce qui n’a pas marché, surtout dans cette crise qui s’étire dans le temps. La question est : dans quelle organisation et à quel niveau territorial faut-il instaurer ces dispositifs qui génèrent ces vecteurs d’apprentissage : le  CIC ? la Préfecture ? Les sociologues n’ont pas la science infuse, il faudrait travailler sur ces aspects main dans la main avec les gestionnaires de crise sur ce point.

En revanche, et pour l’après crise, nous avons la conviction qu’il faut revoir en profondeur la manière dont on se prépare et dont on apprend des crises en France. Les retours d’expérience officiels ont en effet trop souvent tendance à « singulariser » les crises, en insistant sur leur caractère exceptionnel et singulier. Les crises possèdent bien leur propre singularité c’est évident, mais elles possèdent aussi des récurrences fortes comme la désectorisation ou l’innovation des réponses, des aspects qui sont obstinément ignorés et qui apparaissent pourtant cruciaux pour faire face à des situations inconnues. Nous proposons donc de faire de l’histoire et de l’analyse cumulée des cas de gestion de crise des outils de gestion, qui peuvent être par exemple mis au service de la formation ou des exercices de crise.

MB : Vous parlez de crise organisationnelle mais n’est ce pas trop réduire la composante biologique de cette crise ? Par ailleurs, Nous avons à faire à une pandémie, gérée en quelques sortes de façon  particulière par des états-nations qui ont des systèmes de santé et des pratiques de gouvernement différenciées, avez vous déjà un recul comparatif à partir de votre approche du cas français ? 

FD : Pour avoir travaillé sur les catastrophes naturelles, je connais trop bien l’écueil constructiviste de la sociologie des catastrophes qui donnerait le sentiment que les réponses suffiraient à elles seules à expliquer la dynamique des catastrophes. « Tout » n’est pas un construit social dans cette crise, puisque ce virus présente encore de très fortes inconnues liées à ses modes d’action et ses modes de circulation. Reconnaître toute l’importance des incertitudes biologiques et virales dans les choix qui sont faits, ne doit pas faire oublier pour autant, que les réponses apportées agissent aussi sur la maîtrise de la pandémie.

Il serait d’ailleurs intéressant de procéder à une comparaison internationale pour mieux comprendre la capacité des réponses nationales à contenir la circulation du virus. Par exemple, il y a encore peu de temps, on louait l’efficacité de l’Allemagne, son organisation décentralisée en Lander, ses capacités d’accueil hospitalières et de tests supérieures, et même plus, une Chancelière qui possède une formation scientifique initiale. Or, on voit que l’Allemagne s’aligne aujourd’hui sur les autres pays européens et se voit contrainte d’appliquer un confinement partiel puisqu’elle commence à avoir du mal à contenir le virus. Des scientifiques Allemands déclarent que la principale différence entre la France et l’Allemagne réside surtout dans la formation initiale plus rapide de cluster (surtout celui de Mulhouse) qui, une fois qu’ils ont atteint certaine taille critique, ne permettent plus d’appliquer les stratégies de tests et de dépistage. Il en va de même pour la Suisse et en Belgique qui ont vu l’épidémie flamber soudainement.

La comparaison internationale peut donc mieux faire apparaître comment malgré la (plus ou moins) grande diversité des mesures prises, les Etats sont quand même débordés par le nombre de cas, ce qui pourrait permettre de mieux cerner le poids des incertitudes sur la circulation de ce virus. La comparaison internationale, peut aussi sur un autre plan permettre de mieux comprendre la nature même des réponses apportées dans cette crise. Ainsi, et par exemple, on observe certaines similitudes en la France et les USA dans la préparation. Le risque d’une pandémie mondiale est sur l’agenda des autorités américaines depuis une dizaine d’années et le pays possède une agence dédiée à ce risque possédant des moyens importants : le Center For Disease Control. Et comme la France, les USA ont aussi été surpris ils ont aussi été débordés. Observe-t-on le même sentiment indu de préparation construit sur un long terme ? La recherche a donc encore beaucoup à faire sur ce sujet.

Interview de François Dedieu, co-auteur de l’ouvrage « Covid 19, une crise organisationnelle » en format pdf

SciencesPo – Ouvrage « Covid-19, une crise organisationnelle »

Débats en visioconférence autour du livre « Covid-19, une crise organisationnelle » le 26 novembre 2020 organisés par SciencesPo et CSO.

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