La revue Tracés lance un appel à contribution pour le n°47 : « Les trajectoires de la preuve », coordonné par Mathieu Aguilera, Cécile Boëx, Milena Jakši? et Stefan Le Courant. Le sujet pourrait vous intéresser nombre d’entre vous étant donnée la centralité des questions de preuve en STS !
Les articles sont attendus pour le 1er novembre 2023.
Vous trouverez ci-dessous les premières lignes de l’appel et l’appel complet au lien suivant : https://traces.hypotheses.org/3999
ps : les parutions récentes de la revue sont le numéro 43 « Instabilités sémantiques« , 42 « Sans contact« , le hors-série 2021 « Réseaux socionumériques et travail de la recherche« , le numéro 41 « Batailles de la faim« .
APPEL A CONTRIBUTION : Les trajectoires de la preuve
Dans la nuit du 24 février 2022, une première salve de bombardements s’abat sur l’Ukraine. Dans le même temps, les blindés de l’armée russe entament leur avancée vers Kyïv. Dès les premières heures de l’invasion, des Ukrainien-ne-s recueillent des témoignages, filment et photographient les exactions commises par l’armée russe. Des organisations de la société civile ukrainienne et internationale – groupes de journalistes, d’enquêteurs-trices indépendant-e-s, ONG – se saisissent immédiatement de ces ressources partagées notamment sur des réseaux sociaux pour documenter et établir les responsabilités des ravages de l’opération militaire en cours (Poupin, 2022). Le travail de collecte et d’analyse des indices des crimes avait donc déjà commencé quand, le 2 mars, moins d’une semaine après le déclenchement de l’offensive russe, la Cour pénale internationale (CPI) annonce l’ouverture d’une enquête sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre perpétrés sur le territoire ukrainien depuis 2013. « Terrain d’opération connecté », les données qui y sont produites en temps réel sont également utilisées par le camp russe dans une optique de renseignement ou de « réinformation », afin de donner une autre interprétation aux faits (Limonier et Bertran, 2022).
L’invasion de l’Ukraine n’est pas le premier terrain de déploiement de tels dispositifs de collecte et d’enquête, alors que les affrontements font toujours rage. En Syrie, dès le début du soulèvement en 2011 puis du conflit qui a suivi, les opposant-e-s ont massivement collecté les traces et les témoignages permettant d’établir les crimes du régime de Bachar al-Assad (Al Ghazzi 2014 ; Boëx 2021). Les révoltes et les conflits armés ne sont pas les seuls contextes où les citoyen-ne-s ordinaires se trouvant en première ligne, le plus souvent muni-e-s de leurs téléphones portables, côtoient des professionnel-le-s qui enquêtent sur les atrocités commises (Hamilton, 2018). Les violences policières, les attaques terroristes, les accidents industriels ou les projets d’aménagements à forts impacts sociaux et environnementaux font régulièrement l’objet du même type de documentation, de collecte, d’archivage en vue de révéler – avant peut-être de réparer – ce qui apparaît à ces acteurs sociaux comme une injustice. Dans le cas des crimes de guerre évoqués, ces éléments collectés au moment même ou bien après les faits, deviendront un jour peut-être, des preuves devant des tribunaux – locaux ou internationaux – chargés de juger les crimes. D’autres acteurs, plus éloignés des événements, compilent et réexaminent des données – statistiques, rapports, archives, etc. – en les mobilisant parfois à rebours de leurs finalités initiales (Bruno et. al., 2014). Au-delà des seuls espaces judiciaires, ces traces et ces documents peuvent aussi connaître des destinées diverses : réutilisés dans des médias, des musées, mobilisés dans des controverses, des récits alternatifs ou des contre-enquêtes, ou bien encore dans les carnets de chercheurs en sciences sociales (Backouche et Naepels, 2009).
À l’heure de la « post-vérité » ce qui fait preuve semble vaciller mais ne cesse pour autant d’être invoqué, revendiqué, réaménagé. Les preuves demeurent des outils d’authentification dont ne saurait se passer tout énoncé aspirant à atteindre un régime de véracité. Dans le sillage de la philosophie et de la sociologie pragmatique qui ont thématisé la question de l’enquête (Dewey, 1967, Boltanski, 2012, Karsenti & Quéré, 2004) et de la preuve (Chateauraynaud, 1991, Dulong, 1999), ce sont les trajectoires de ce qui pourrait faire preuve que ce numéro de Tracés propose d’explorer. Quelles sont les conditions, les gestes et les pratiques du devenir preuve ? Qui en sont les acteurs et actrices et quels usages en font-ils ? Il s’agira de s’intéresser à tout ce qui précède ou déborde l’arène du procès judiciaire afin de saisir le travail des acteurs de la preuve et de s’interroger sur l’incertitude qui entoure les étapes de qualification, de vérification, de mise en débat et en récit qui transforment, ou pas, une trace en preuve. L’objectif de ce numéro est de proposer une approche processuelle de la preuve pour saisir l’épaisseur des processus sociaux qui participent à la transformation de traces et d’artefacts en « outils du surgissement de la vérité » (Roumier, 2019) et de suivre les acteurs mobilisés dans ces processus de certification. Cette approche renvoie à l’étymologie du mot « preuve » qui dérive du verbe latin probare signifiant essayer, examiner, vérifier, terme lui-même dérivé de probus, ce qui est honorable et digne de foi. Ce numéro se propose d’explorer cette double dimension de la preuve comme action de prouver et qualité attribuée à la preuve (être probe, crédible, digne de foi). Car il n’y a pas que ce qui pourrait faire preuve – une image, un document, un témoignage, une série de mesures, un corps meurtri, des ossements, des ruines etc. – qui subit l’examen et le doute. La personne qui la produit ou la porte est elle-même soumise à un régime probatoire, sommée de faire elle aussi ses preuves.
Les contributions, issues de l’ensemble des sciences humaines et sociales, du droit comme des études littéraires et artistiques, s’attacheront à analyser les jeux d’acteurs qui interviennent dans la fabrique et l’administration des preuves (I), à questionner les matérialités des preuves tout comme les temporalités de celles-ci (II), ainsi qu’à examiner les pratiques et les méthodes de l’émergence des preuves produites au sein d’enquêtes profanes et de contre-enquêtes (III).
Suite de l’appel à contribution ici : https://traces.hypotheses.org/3999