Fractures et soudures ou la modernité en restes
Marseille, 18-21 juin 2019
Les risques technologiques de long terme, les catastrophes naturelles ou industrielles, les innovations disruptives brutales, les pannes, les épidémies et les guerres font irruption dans les mondes vécus et y constituent des « fractures ». Concomitamment, la maintenance des systèmes techniques, l’action publique routinière, le travail des invisibles et des petites mains, l’innovation sociale et solidaire, le bricolage, le détournement, les ruses des usages sont autant d’activités sociales et techniques qui sont les « soudures » de la part peu visible de nos sociétés. Ces phénomènes reçoivent actuellement une attention grandissante par des analyses en sciences humaines et sociales attentives aux transformations contemporaines et peu enclines à adopter l’idée d’une « fin de l’histoire », et c’est tout particulièrement le cas dans les STS et autres studies. L’école thématique 2019 voudrait donc offrir aux participant·e·s la possibilité d’une réflexion approfondie sur ces travaux comme sur les situations qu’ils ou elles analysent.
La période actuelle réclame de penser à nouveaux frais ce qu’on peut appeler des dynamiques de fractures : l’anthropocène et le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, les « crises des ressources » et crises sanitaires globalisées, les politiques d’austérité, l’explosion des inégalités visibles et moins visibles, la situation géopolitique, les guerres militaires et commerciales, ou encore les mouvements migratoires. Mais il convient aussi de penser leurs envers dans les pratiques de soudure, qu’elles soient choisies ou subies : nouveaux collectifs et militantismes en ligne, maintenance, alternatives « en acte », mobilisations et innovations sociales, décroissance et récup’, formes de vie dans les ruines ou après les catastrophes, lutte contre la précarisation du travail et des formes de vie, production de techniques et de savoirs avec « des bouts de ficelle », développement de « communs » ou de différentes formes d’économies sociales et solidaires.
Au-delà d’un inventaire nécessaire de ce qui fait fracture et soudure, il s’agit donc d’avancer vers la formation d’un espace de discussion scientifique des catégories, des théories de longue ou de moyenne portée et des visions du monde qui sont proposées pour penser les situations et constituer les prises intellectuelles nécessaires. Le thème de l’école thématique « Fractures et ruptures » invite donc les participant·e·s à s’inscrire dans ces réflexions avec trois manières au moins d’y entrer
1. Des Fractures et des restes
Lorsque des mondes sociaux, des secteurs, des institutions, des champs de savoirs sont traversés par des crises, de profondes transformations sont souvent engagées. Les risques, les transitions, les catastrophes, les basculements – présents ou à venir – sont en effet des objets de gouvernement historiques des institutions, mais aussi de mobilisations sociales, de production de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques. Dans le domaine de la santé, de l’environnement et de l’enseignement, des dynamiques géopolitiques — voire des relations Nord-Sud et Sud-Sud—, les manières de problématiser les transformations brutales et les prises produites pour agir sur elles méritent d’être étudiées, de même que la perpétuation de certaines pratiques, inégalités ou modes de gouvernement « malgré » les discours de la crise généralisée et des changements qu’elle impose.
Avec les fractures qui se multiplient survivent tout un ensemble de « restes » qui ne peuvent passer par pertes et profits, ou être simplement invisibilisés et dont il faut faire quelque chose. Ces « restes » peuvent être identifiés comme des objets de droit (ou pas) dont il faut s’occuper (des pollutions, des déchets, des exclu.e.s…), comme des éléments porteurs de valeurs ou d’une seconde vie, mais également comme des stigmates, parfois enfin comme les sombres précurseurs dystopiques de mondes repoussoirs.
Les fractures sont enfin des espaces de redéfinition des frontières et des identités, pouvant ouvrir des opportunités ou fermer l’horizon des acteur.rice.s : frontières sociales, professionnelles, de genre, de sexualités, identités politiques, rapports aux objets du monde et aux animaux – qu’il conviendrait d’étudier dans leurs relations aux savoirs, aux sciences et aux technologies.
2. Politiques des soudures
Sont ainsi à l’œuvre des processus sociaux, techniques et cognitifs qui opèrent sur ces « restes » à partir de volontés de raccommoder et réparer les dispositifs ou les structures qui les produisent, mais aussi de les ré-accommoder et d’apprendre à « vivre avec ». Ces tentatives s’accompagnent de plus en plus – tournant anthropocénique aidant – d’un travail critique au sujet de ce qui a conduit à ces états de fait, produisant une masse de restes dont il faut impérativement s’occuper au sein de nouveaux assemblages, et de nouvelles voies d’exploration créatives dont la mise en œuvre est parfois problématique.
L’attention des recherches STS s’est ainsi portée sur les formes de vie et d’action politique qui s’élaborent dans des mondes marqués par des changements, désindustrialisation, effets catastrophiques du changement climatique, dans les mondes toxiques et contaminés, mais aussi sur la façon dont des environnements a priori plus épargnés réclamaient une maintenance constante et invisible pour être viables. L’école thématique invite des travaux proposant l’étude des formes historiques ou nouvelles de nécropolitique, de maintenance quotidienne du monde, de la façon dont les soudures peuvent être choisies (décroissance, bricolage, récup’) ou subies (précarisation, déplacement forcé, réorganisation brutale) par les acteur·rice·s.
3. Recherche et rafistolage de la modernité en restes
Dans une certaine continuité avec les « politiques des restes », une partie des STS porte une approche militante dans ses travaux de recherche en promouvant de nouvelles pratiques du care ou la mise en œuvre d’approches dé-coloniales, tandis que d’autres tentent d’articuler ces questions dans des formes de recherches-actions participatives se revendiquant de la recherche d’une justice environnementale, en dialogue ou non avec des institutions. Les travaux de l’Ecole Thématique peuvent ainsi se pencher sur ce type de productions scientifiques, autant par des démarches critiques permettant de documenter le « pourquoi nous en sommes arrivés là ? » que par des exercices compréhensifs permettant de dessiner des pistes pour savoir « où atterrir et redécoller ».
Il s’agira aussi de questionner les façons dont les STS donnent à voir et se positionnent dans ces nouvelles polarisations, et comment elles contribuent ou non à de nouvelles visions du monde, pensées du politique, du social et des environnements.
Les doctorant.e.s souhaitant participer à cette École Thématique sont invité.e.s à soumettre une proposition (d’une page maximum) résumant l’objet de leur communication. Les propositions qui s’attachent à traiter des aspects liés à la thématique fractures et soudures sont particulièrement bienvenues, même si cela ne constitue en rien une obligation pour participer à l’École Thématique.